Vivre avec l’autre, partager, collaborer, cela crée des tensions qui parfois se murent en guerre de tranchées. Comment renouer le dialogue, comment sortir de la spirale du conflit ? C’est la problématique à laquelle se confronte le médiateur lorsqu’il est appelé pour aider à la résolution d’un conflit.
La vérité avec un grand V n’existe pas. Elle est la somme des perceptions de chacun, façonnées par les souvenirs filtrés par la mémoire. La mémoire ne fonctionne pas tel un magnétoscope qui enregistre l’instant, mais reconstitue les souvenirs en fonction des informations captées par les cinq sens (visuel, auditif, kinesthésique, olfactif, gustatif), traitées ensuite par le cerveau. La représentation d’une situation varie donc d’une personne à l’autre.
Le conflit naît souvent de l’absence d’écoute de la réalité de l’autre et de la certitude de l’unicité de la représentation du monde.
Pour mettre fin à un conflit, il est essentiel d’écouter la réalité de l’autre."Mettons-nous d’accord sur ce qui s’est passé », « concentrons-nous sur nos désaccords » et « trouvons des solutions pour l’avenir».
Toutefois, les biais cognitifs qui agissent comme des filtres mentaux influencent la façon dont nous recevons et interprétons les informations.
Daniel Kahneman, psychologue, lauréat du prix Nobel d'économie en 2002, a identifié deux modes de pensée : la pensée « paresseuse », rapide et intuitive, et la pensée « critique », lente et analytique. En situation de conflit à fort impact émotionnel, c’est la pensée paresseuse qui domine, influencée par divers biais cognitifs.
Le Codex des biais cognitifs, établi par John Manoogian III et Buster Benson, recense pas moins de 188 biais cognitifs. Cette classification met en lumière à quel point nos esprits peuvent être piégés par des perceptions déformées, créant ainsi des obstacles à une communication claire et objective.
La médiation est un processus par lequel deux ou plusieurs personnes acceptent, avec l’aide d’un tiers, de rechercher une ou des solutions pour mettre un terme à leurs différends. Ce processus nécessite pour être mis en place d’obtenir le consentement de chacun.
Les biais cognitifs peuvent fortement influencer la manière dont une personne perçoit la médiation, créant des obstacles psychologiques qui empêchent de voir les avantages de ce processus.
Voici des exemples.
Biais d'attribution hostile : Ce biais consiste à interpréter les actions ou intentions de l'autre partie de manière négative ou agressive, même lorsque ce n'est pas le cas. Dans le cadre d'une médiation, une personne peut percevoir l'initiative de l'autre comme une tentative de manipulation ou comme un signe de mauvaise foi, ce qui la rend réticente à y participer.
Biais de confirmation : Le biais de confirmation consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses hypothèses (sans considération pour la véracité de ces informations) et/ou à accorder moins de poids aux hypothèses jouant en défaveur de ses conceptions. Quelqu'un qui pense fermement qu’il a raison « en droit » et que le juge lui rendra justice l’empêche de voir l'utilité de l'échange neutre et l'opportunité d'explorer d'autres perspectives.
Biais de confiance excessive : Le biais de confiance excessive est la tendance à surestimer ses connaissances, ses capacités physiques et intellectuelles, et à avoir trop confiance dans son jugement. Il se manifeste notamment par : l’impression d'être plus compétent que ce que l'on est réellement ; une trop grande confiance dans sa capacité à interpréter les informations dont on dispose. Une personne excessivement confiante dans sa capacité à résoudre un conflit sans aide externe peut la rendre réfractaire à l'idée de faire appel à un tiers médiateur.
Dans un héritage, l’un des héritiers était convaincu que le refus de partage des biens de la succession, selon une valorisation qu’il avait établie de concert avec un notaire, était dû à un délire d’ignorance. Les chiffres qu’ils leur présentaient étaient selon lui irréfutables. Une médiation était donc inutile.
Biais de dissonance cognitive : Léon Festinger, un psychologue américain né à New York en 1919, a mis en évidence au travers de nombreuses expériences que, chaque fois que nous décidons de faire quelque chose qui va à l’encontre de nos croyances, diverses stratégies se déploient pour atténuer une tension psychologique. C’est ce que l’on appelle « la dissonance cognitive ». La médiation demande souvent de reconnaître que l'on peut être partiellement responsable du conflit ou que ses propres actions ont contribué à la situation. Cela peut créer une dissonance cognitive, car admettre cette possibilité entre en conflit avec l'image positive que l'on a de soi. Ce biais peut rendre les individus réticents à entrer dans un processus de médiation qui pourrait les confronter à des vérités inconfortables.
Le piège abscons : la dépense gâchée : Plus le conflit est ancien et plus nous avons besoin de rester sur une ligne de conduite dans laquelle nous avons préalablement investi, en argent, en temps ou en énergie. Nous n’allons pas réussir à modifier notre ligne de conduite, même si d’autres, plus avantageuses, existent. Ce type de biais apparait souvent lorsqu’une médiation est proposée après plusieurs années de procédure judiciaire ou de discussions avortées.
L’effet de halo : L'effet de halo est un biais cognitif qui consiste à laisser une impression générale positive ou négative à propos d'une personne, d'une organisation, ou d'une situation influençant notre jugement sur d'autres aspects de cette personne ou situation. Une caractéristique jugée favorable ou défavorable (comme l'apparence physique, le statut social, ou une action passée) va colorer notre perception globale, nous rendant moins d'objectifs.
Dans le contexte d'une médiation, l'effet de halo peut jouer plusieurs rôles qui bloquent l'acceptation de participer au processus :
Perception négative du médiateur : Même si le médiateur est neutre et qualifié, l'effet de halo pourrait faire croire à cette personne que le processus ne sera pas juste ou utile.
Jugement biaisé de l'autre partie : Une personne en conflit peut avoir une opinion fortement négative de l'autre partie. Cette perception négative peut faire croire à cette personne que toute tentative de dialogue ou de médiation avec cette personne « irrationnelle « de mauvaise foi » « égocentrique » etc.. serait vaine. Dans une médiation en entreprise l’une des protagonistes était persuadée qu’aucun accord ne serait trouvé, car son supérieur hiérarchique était « autoritaire » et « malveillant » « intéressé uniquement par les résultats de l’entreprise».
Préjugés sur la médiation elle-même : L'effet de halo peut aussi se manifester envers le concept même de médiation. Si une personne a eu une mauvaise expérience passée avec un processus de médiation (par exemple, une médiation mal conduite ou inefficace), elle peut généraliser cette impression négative à toute tentative de médiation, croyant que ce mode de résolution est inefficace ou inutile.
En cours de médiation, certains de ces biais et d’autres encore peuvent empêcher la recherche et la conclusion d'un accord. Ils influencent la manière dont les parties perçoivent les propositions, les concessions et les actions de l'autre. Voici quelques-uns de ces biais .
Biais d’ancrage : En psychologie, l’ancrage désigne la difficulté à se départir d'une première impression. C'est un biais cognitif qui pousse à se fier à l'information reçue en premier dans une prise de décision. En médiation, une partie peut se concentrer sur sa première impression ou information reçue et avoir du mal à accepter des propositions qui s'en éloignent, même si elles sont raisonnables. Tel est le cas d’un héritier qui surestime sa part dans l’héritage et refuse toute proposition de partage raisonnable et réaliste.
Biais d'aversion à la perte : L’aversion à la perte est une caractéristique centrale du comportement humain dans un contexte décisionnel. Sur le plan expérimental, l’aversion à la perte implique que les individus sont plus sensibles aux perspectives de pertes qu’à celles associées aux gains. Ce biais peut rendre la conclusion d'un accord difficile, car chaque partie se focalise sur ce qu'elle perd plutôt que sur ce qu'elle pourrait gagner. Dans une médiation, la mère a consenti à abandonner une demande de prestation compensatoire après avoir réalisé que cette demande, même si elle pouvait lui être accordée par le juge, entrainerait la rupture définitive du lien avec le père de son enfant mineur, ce qui serait préjudiciable à l’équilibre de leur enfant. Elle a su dépasser sa peur de renoncer à une somme d’argent immédiate, lorsqu’elle a réalisé que son conjoint même après le divorce ne la laisserait pas en difficulté financière.
Biais de projection : Le biais de projection amène une personne à supposer que l'autre partie partage ses croyances, ses valeurs ou ses objectifs. Ce biais peut empêcher une compréhension véritable des besoins de l'autre et compliquer la recherche d'un accord en partant du principe erroné que l'autre partie voit la situation de la même manière. Dans un héritage l’un des héritiers était convaincu que l’ensemble de la fratrie voudrait garder le château de famille et refusait de traiter cette question alors même que deux de ses sœurs voulaient qu’il soit mis en vente.
Lorsque la médiation met en face-à-face des groupes constitués, tels que représentant du personnel/direction dans le cadre d’une réorganisation ou des héritiers pour le partage des biens du parent décédé, d’autres biais peuvent entrer dans la danse.
Certains biais cognitifs influencent la manière dont chaque acteur individuellement perçoit et interprète les intentions et les positions des autres parties, créant des obstacles au compromis et à la résolution des conflits. Voici comment cela peut se manifester dans un contexte d'entreprise ou de partage d’héritage:
Biais de groupe : Dans les situations où plusieurs parties ou groupes sont en conflit, un individu peut être influencé par la dynamique de groupe ou la pression sociale pour rester aligné avec son groupe. Le biais de groupe peut dissuader quelqu'un de participer à la médiation par peur de paraître déloyal ou de nuire aux intérêts de son groupe en acceptant de discuter. Si la médiation a lieu, ce même biais peut empêcher l'apparition d'idées divergentes ou de solutions alternatives. Cela limite la créativité et la flexibilité, qui est nécessaire pour sortir d'un conflit.
Biais de perception sélective : ce biais décrit comment nous classons et interprétons l'information d'une manière qui est conforme à nos valeurs et convictions.
Les dirigeants peuvent avoir une vision déformée des revendications des salariés, en minimisant leur gravité ou en se focalisant sur des éléments marginaux, tout comme les syndicats peuvent ne retenir que les aspects négatifs des décisions managériales, ce qui complique la compréhension mutuelle.
Ainsi, les êtres humains sont influencés par de nombreux biais cognitifs, qui jouent un rôle crucial dans notre survie en permettant des réponses rapides face à des situations complexes. Cependant, ces biais peuvent aussi devenir des obstacles, notamment dans le cadre d'une médiation, où une écoute attentive et une compréhension objective sont essentielles. Pour un médiateur, il est donc primordial de reconnaître ces biais comme de potentiels saboteurs du processus. En tant que médiatrice, lorsque j'identifie un biais, j'interviens en posant des questions et en reformulant les propos afin d'aider les parties à dépasser ces distorsions cognitives et à avancer vers une résolution constructive.
Le 14 10 2024
Par Anne Pichon
Pour en savoir plus sur les biais cognitifs
- « Votre cerveau vous joue des tours » ouvrage de Albert Moukheiber
- Le codex des biais cognitifs
- Etude « les biais cognitifs sont ils inévitables » de Racky KA-SY, à retrouver sur : https://archive.syn-lab.fr/wp-content/uploads/2021/07/Note_biais_misenpage_V2.pdf
- le biais de statut co : https://sydologie.com/2022/04/les-biais-cognitifs-8-le-biais-de-statu-quo/
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